Commenté en France 🇫🇷 le 23 novembre 2014
Toute bibliothèque bien tenue se doit de posséder un enfer, une étagère hors de portée des jeunes yeux (ou des regards prudes) contenant des ouvrages que l’on qualifiera de « légers » pour ne pas alarmer les ligues de vertu ; la littérature érotique comporte son lot, immense, d’œuvrettes alignant de façon lassante des scènes de cul, mais sortent du lot des œuvres où la mise en évidence et la description de la sexualité, souvent débridée (tant la descrption que la sexualité…), se double d’une réflexion sur le plaisir et sa place dans l’existence. A l’enfer de ma bibliothèque vient de s’ajouter une curiosité remarquée en son temps par Apollinaire, grand érotologue littéraire, tant dans ses écrits que dans ses lectures : Les Mémoires d’une Chanteuse Allemande, rédigés par Whilhelmine Schroeder Devrient (1804-1860) et publiés anonymement après sa disparition.
Passons sur les débats entre exégètes relatifs à l’attribution de ce texte à cette cantatrice allemande célèbre en son temps et ayant fréquenté les plus grands compositeurs de son époque, époque dont elle se félicite qu’elle ne soit pas encore devenue tout à fait wagnérienne au détour de ses mémoires – ce en quoi on ne peut qu’être d’accord avec elle. L’essentiel dans ce livre, qui comporte de nombreuses pages franchement érotiques, voire à la limite de la pornographie mais jamais du côté de la vulgarité, est que l’apprentissage puis la mise en pratique du plaisir se double d’une réflexion sur celui-ci, sur l’abandon que l’on peut y ressentir mais aussi sur les limites à lui donner.
Mais qu’est-ce alors ? Un traité philosophique entrelardé de scènes lestes ? Non, pas du tout : il s’agit bel et bien d’un livre sur le plaisir sexuel dans toutes ses variantes, sur l’étonnement que comporte sa découverte (la narratrice surprend les ébats de ses parents tandis qu’elle est encore adolescente, et comprend dès lors l’ambivalence de toute personne, à commencer par le couple bienséant que forment ses parents en société et qui se libère de toute entrave dans l’intimité de la chambre), sur l’apprentissage de ses variantes et des limites à éventuellement lui imposer tout en l’acceptant comme une composante essentielle de l’existence : « Précisément parce que je sais de quelle exceptionnelle importance est la satisfaction sexuelle dans l’ensemble des rapports humains, je serais, pour mon mari, une compagne aimable et exemplaire à tous points de vue. J’agirais comme agissait ma mère, je m’efforcerais d’être, pour mon mari, toujours parée de l’attrait de la nouveauté, je consentirais à toutes ses fantaisies, mais lui laisserais encore toujours quelque chose à désirer, bref, je serais tout pour lui sans le lui laisser sentir ; n’est-ce pas là ce qui résume toute notre vie ? »
Ces propos, associés à une vision joueuse et jouisseuse des relations sexuelles, tant saphiques qu’hétérosexuelles, feraient aujourd’hui lever le bouclier à tout un bataillon de féministes ; qu’on n’y voie pourtant aucune soumission de la narratrice à la figure masculine : si soumission il y a, elle est au plaisir, envisagé dans toutes ses variantes mais refusés dans ses plus extrêmes voire répugnantes, celles décrites par Sade entre autres, jugé ici avec une sévérité plaisante. Car ces Mémoires d’une Chanteuse Allemande présentent une autre particularité curieuse : bien avant l’heure, ils sont post-modernes. C’est-à-dire que, au fil des lettres qu’elle écrit à un correspondant non identifié, la narratrice évoque les ouvrages érotiques qui ont précédé ses propres Mémoires, et leur nuisance potentielle sur des esprits faibles, en particulier une incitation implicite à consommer le plaisir sans nulles bornes – avertissement qui résonne curieusement en ce début de XXIe siècle où la majorité du trafic sur Internet, en termes de volume, est lié à la pornographie...
Pour autant, du plaisir, la narratrice en connaît, et en retire grande jouissance, en particulier de certains « tournois » (métaphore désignant la relation sexuelle avec un homme, qui possède donc une « lance » – deux métaphores parmi bien d’autres, souvent souriantes, qui parsèment ces Mémoires dans leurs pages les plus crues). Mais cette jouissance n’est pas, répétons-le, abandon inconscient et l’on est délicieusement surpris, en cours de lecture, de trouver des considérations sur les différentes nations où cette cantatrice a pratiqué son art, sur certaines pratiques musicales ou politiques en vigueur observées au fil de ses voyages…
Reste une ultime question : les expériences sexuelles décrites par la narratrice furent-elles obscènes ? ce livre est-il obscène ? sa lecture est-elle obscène ? Réponse puisée vers la fin de ce récit :
« Avant tout, une question se pose pour moi : que peut-on, à vrai dire, appeler obscène ? Songeons donc que, chaque jour, nous nous nourrissons de nombreux produits qui, si nous voulons bien les analyser, sont déjà à un certain degré de pourriture ; nous pouvons bien nous persuader que l'eau ou le feu purifient nos aliments ; nous n'en commettons pas moins quelque chose d'indécent. Il y a même des aliments qui doivent en être à un stade avancé de pourriture pour nous plaire. Le vin, la bière, n'ont-ils pas fermenté avant que nous les buvions ? Or, qu'est-ce que cette fermentation, sinon un certain degré de putréfaction ? N'est-ce pas un plat raffiné que la partie la plus pourrie de certains oiseaux, notamment les bécasses ou les grives gorgées de genièvre, et de quoi se nourrissent-ils ? La nourriture absorbée par tous les animaux ne pénètre-t-elle pas dans leur sang, pour devenir leur chair. Songeons seulement à ce dont se nourrissent cochons et canards. Examinons un fromage, et nous y trouverons des vers répugnants. Et rappelons-nous comment on sale les harengs ! Je l'ai vu faire à Venise, et je ne veux pas dire comment on procède. Si l'on savait quel complément l'homme ajoute au sel marin, personne ne mangerait plus de harengs. En un mot, la notion d'indécence est quelque chose de très relatif ; qui ira penser, en se régalant d'un mets, aux matières qu'il contient ! Ce serait comme si un garçon amoureux d'une fille se laissait arracher à son monde poétique en songeant aux besoins naturels qu'accomplit chaque jour la bien-aimée. Je pense exactement le contraire. Un être qui en aime un autre ou se plaît à certaines choses ne trouve rien d'obscène ni de répugnant à l'objet de son plaisir. », et d’ajouter un peu plus loin une notion essentielle, qui est celle du consentement mutuel.
Dans ces Mémoires d’une Chanteuse Allemande, comme dans tous les plus grands romans érotiques, de Thérèse Philosophe au Point d’Orgue, l’obscénité ne se trouve donc que dans le regard du lecteur ; et je n’ai rien vu d’obscène ici.