Commenté en France le 4 janvier 2017
Pour ceux qui suivent l'actualité du Bélial, cette petite maison d'édition du milieu de l'imaginaire qui n'en finit pas de nous réjouir, la fin de l'année 2016 a été marqué par la publication d'un gros recueil de 17 nouvelles et 1 essai regroupé sous le titre d'Au-delà du gouffre. Épaulé par les Quarante-Deux (qui avaient également permis la traduction de trois recueils de nouvelles du génial Greg Egan, à savoir Axiomatique, Radieux et Océanique), Le Bélial présente cette fois Peter Watts. Auteur canadien de science-fiction, biologiste de formation, il avait déjà fait parler de lui en France chez un autre éditeur, Fleuve Noir, qui avait traduit son roman Vision Aveugle, terrifiante plongée dans une mission d'exploration spatiale. Après la publication sous nos latitudes de sa trilogie Rifteurs (qui s'intéresse aux fonds marins, forcément) et d'Echopraxie (préquelle-suite à Vision Aveugle) chez le même éditeur, c'est donc au tour du Bélial de compiler une grande partie de ses nouvelles (le présent recueil n'étant pas tout à fait l'équivalent français de son homonyme anglais). Écrivain de Hard-SF passionnant, Peter Watts se révèle aussi diablement intéressant dans la forme courte que dans la forme longue.
Pour ouvrir cette critique, attardons-nous d'abord sur la nouvelle d'ouverture, Les Choses. Cas unique dans ce recueil, il s'agit d'une fan-fiction qui reprend le film The Thing (La Chose) de John Carpenter, classique de la science-fiction horrifico-paranoïaque, mais du point de vue de l'entité extra-terrestre qui pourchasse MacReady et ses compagnons. Cette première nouvelle qui aurait pu (voir aurait du) être quelque chose d'anecdotique s'avère non seulement profondément intelligente mais passionnante de bout en bout. Il est bien évident que les lecteurs d'Au-delà du gouffre n'apprécieront cette histoire à sa juste valeur qu'en connaissant le film de Carpenter en question. Pour ceux-là, Peter Watts se livre à un exercice de contorsionnisme mental tout à fait jubilatoire et renverse le paradigme du métrage. L'horreur change de camp, la question du premier contact s'en trouve bouleversée et, surtout, nos sentiments vis-à-vis de la Chose, être terrifiant dans le film, deviennent plus ambigus. En nous faisant pénétrer dans l'esprit de l'entité, on se rend compte qu'il ne s'agit pas forcément d'un monstre mais simplement...d'autre chose. Qui pense différemment, qui conçoit le monde différemment. Watts entremêle les fils de l'histoire et nous plonge dans une vision complètement chamboulée du classique de Carpenter qui finit sur une sentence à la fois glaçante et...intriguante pour tout dire. Pourquoi s'attarder sur cette première nouvelle ? Parce qu'elle résume peu ou prou tout le talent de Peter Watts pour pondre une histoire foisonnante, passionnante et inattendue. La suite du recueil sera du même tonneau, pour notre plus grand bonheur.
Pour cette édition, Le Bélial et Les Quarante-Deux ont choisi de scinder en plusieurs grandes parties le recueil, rattachant entre elles certaines nouvelles du fait de leur proximité thématiques voir de leur appartenance à un même univers partagé (on pense notamment aux nouvelles L’île, Éclat et Géantes de la partie Eriophoba). Il serait donc logique ici de parler de chaque partie imaginé par les concepteurs du recueil. Cependant, rien n'est vraiment logique dans cette critique.
Ce qui s'avère beaucoup plus intéressant, c'est évidemment de laisser la surprise de telle ou telle histoire au lecteur et de parler de la richesse thématique et, de ce fait, scientifique de l'ouvrage. En ce sens, Au-delà du gouffre se révèle d'une densité intellectuelle proprement stupéfiante. Malgré (ou à cause) de sa formation de biologiste marin, Peter Watts se penche de façon très étroite sur notre rapport à Dieu, sur sa nature et, finalement sur ce en quoi cela impacte notre vie. Comment conçoit-on la nature divine ? Watts nous fournit plusieurs pistes à cette question. Dans l'excellente Un mot pour les païens ou dans la non-moins excellente Chair faite parole, l'écrivain canadien désigne Dieu comme un ensemble de stimuli d'une partie de notre cortex. Que l'on soit en contact avec Dieu grâce à un équipement technologique comme le Prêteur d'Un mot pour les païens ou que l'on arrive à vaincre la mort et l'au-delà en recréant un individu sous forme d'IA comme Wescott, Dieu chez Peter Watts s'avère moins une conception abstraite qu'un pur produit neurochimique issu de nos cervelles reptiliennes. Toute la thématique liée à Dieu étend largement son ombre sur le recueil entier. Dans une certaine mesure, La Chose peut se concevoir comme un Dieu omnipotent capable de réécrire l'Homme, l'immense entité de L'île, de par sa capacité cognitive hallucinante, fait figure de Dieu devant Sunday. Et que dire alors des nuages qui pourchassent nos héros dans Nimbus si ce n'est là l'expression la plus littérale (et très originale en fait) de la colère divine ?
Watts parsème ses écrits de réflexions au divin mais l'aborde comme un scientifique. Il est d'ailleurs très coquasse de s’apercevoir qu'une question aussi "mystique" préoccupe autant les auteurs de science-fiction.
Toujours dans le même ordre d'idée, Peter Watts se penche constamment sur notre capacité à choisir, sur ce qui, en réalité, constitue notre libre-arbitre. Dans Malak, plus qu'un simple questionnement sur le terrifiant pouvoir des drones tueurs, le canadien se penche sur la notion de choix, qu'il soit calculé par des statistiques sur des dégâts collatéraux ou évalué par un pseudo-scanner du futur qui permet de trier vos intentions les plus malsaines pour les réaligner dans Les Yeux de Dieu. Cette dernière nouvelle, l'une des plus puissantes du recueil, en dit d'ailleurs long sur cette thématique. Est-on le pur produit de ses pulsions ou peut-on les refréner une vie durant par la seul force de sa volonté ? En intégrant cette réflexion à la question de la pédophilie, Watts aime jouer avec les limites...mais il le fait bien. En définitive, le choix peut s'interpréter d'une myriade de façon différente, et surtout, selon une myriade de référentiels différents. Il suffit de voir comment se résout l'affaire Hillcrest contre Velikovski, petite histoire malicieuse et bourrée d'un cynisme réjouissant. Selon le paradigme que l'on choisit, le choix devient bon ou mauvais, et les personnages sortis de l'esprit de Watts, tout comme ses univers dans un sens plus large, peuvent être vus sous un angle positif ou négatif. Après tout, dans Le Second avènement de Jasmine Fitzgerald, ce n'est pas nécessairement un meurtre qui est commis mais bien une tentative désespérée pour sauver une personne, même si cela passe par une éviscération en bonne et due forme. Dans Les Choses, notre entité bienveillante ne cherche qu'à corriger nos propres lacunes. Le chimp, quand à lui, cherche à protéger sa mission et son équipage du mieux qu'il le peut dans les nouvelles d'Eriophora. Dans cette dernière partie d'ailleurs, on retrouve le goût prononcé de Watts pour la Hard-SF spatiale de haut vol. L'île en est certainement le plus brillant (et tortueux) exemple et démontre bien que les intentions d'une entité résolument étrangère, sont tout à fait incompréhensibles pour l'homme. Manipulation ou simple déviation morale...qui sait. Dans ces trois histoires, Watts n'oublie jamais surtout sa capacité à émerveiller par l'immensité du projet spatial, qu'il s'agisse de l'univers lui-même (et cette plongée dans Géantes) ou par l'envergure d'une expédition, d'une mission qui semble vouée à l'éternité.
Reste alors des nouvelles moins significatives peut-être pour le lecteur novice de l'univers de Peter Watts. Colonel par exemple est pourtant un brillant (et réjouissant) prélude à Echopraxie qui remet un tas d'obsessions de son auteur sur la table entre la question du choix, le statut de divinité, la dystopie comme seul échappatoire (avec l'optimisme en bagage), le contact avec une intelligence impénétrable ou encore cette ambiance Hard-SF inimitable qui laisse sur le carreau les lecteurs du dimanche. Ses derniers textes, Une niche et Maison, prennent place dans l'univers Rifteurs. La première définit tout ce que l'on retrouve dans Starfish et fera jubiler les amateurs des grandes profondeurs, la seconde hybride la perception du premier texte (Les Choses) avec l'univers Rifteurs pour donner un aperçu d'une évolution pour le moins inattendue de l'Homme confronté à un environnement hostile. Le recueil se conclut d'ailleurs sur un essai tout à fait passionnant, hanté par une malheureuse expérience vécue par Watts dans le monde réel, et où celui-ci tente de se faire passer pour un optimisme...en considérant notre piètre monde moderne. Le bougre y parvient d'ailleurs aisément.
Que dire en conclusion sur Au-delà du gouffre ?
Forme suprême de la science-fiction, la nouvelle trouve avec Peter Watts un représentant de poids. Chaque texte regorge de subtilités et d'idées passionnantes, suscite la réflexion ou l’émerveillement, tout en prouvant que la Hard-SF peut rester relativement accessible pour le lecteur de science-fiction traditionnel. Loin de la froideur total d'un Ted Chiang, l'écriture viscérale de Peter Watts nous entraîne dans les profondeurs de l'espace ou de l'océan, malmène votre cerveau et vos croyances et vous interroge constamment. Voilà donc un recueil à mettre entre toutes les mains pour découvrir un auteur passionnant.
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