Commenté en France 🇫🇷 le 23 janvier 2013
Une remarquable somme psychologique malgré quelques écueils dangereux, qui ont toutefois le mérite de valoriser le lecteur en l'impliquant activement dans l'exercice critique. Avec rigueur scientifique, chaque chapitre montre les limites de l'intelligence émotionnelle et intuitive, sans pour autant nier ses qualités par ailleurs ni son sens pratique au quotidien. Certaines failles de la démarche statistique doivent cependant nous alerter et nous inciter à relativiser le parti pris en sa faveur. Commençons par un exemple concret: quelqu'un qui optera pour 3400 euros tout de suite est-il forcément plus impatient qu'un autre préférant attendre un mois pour toucher 3800 euros? Des événements sans rapport direct avec la psychologie peuvent interférer, comme un besoin urgent d'argent pouvant affecter les personnes les plus posées. Ne pas oublier que certains sujets réfléchissent plus que d'autres, et que l'influence de notre lieu de vote sur nos choix électoraux implique un degré d'inconscience plus élevé que les associations de mots d'un même contexte.
Plus avant, la science psychologique n'a pas entièrement élucidé le mystère de la créativité humaine mais nous aide à mieux entrevoir les facteurs qui entrent en ligne de compte. L'aisance cognitive et la bonne santé de notre mémoire associative certes stimulent l'élan créatif mais ce dernier, paradoxalement, se nourrit de logique, de méfiance et de tristesse: l'art n'est pas que spontanéité, ouverture, allégresse, il est aussi construction rigoureuse, misanthropie, douleur existentielle. Le chapitre 5 consacré à l'aisance cognitive aborde la créativité psychologique au quotidien en occultant la créativité au sens artistique du terme, pourtant déterminante dans la compréhension de l'esprit humain. Il est dommage d'avoir abordé ce sujet sans avoir touché un mot, à ce stade, des spécificités du processus artistique pourtant riche en enseignements touchant au propos du livre.
Plus généralement, de même que le recours systématique à l'intuition peut s'avérer source d'erreurs, de même l'affirmation inconditionnelle de la pensée statistique peut nous éloigner de l'étude parfois nécessaire des phénomènes au cas par cas pour en saisir les véritables causalités. La chance ne suffit pas à tout expliquer même si elle entre en ligne de compte: tout effet a forcément une cause. Ainsi quand l'auteur écrit, à la fin du chapitre 6: "Elle ne peut pas accepter qu'elle n'a simplement pas eu de chance; il lui faut une histoire causale. Elle va finir par penser que quelqu'un a saboté intentionnellement son travail", on peut lui rétorquer: peut-être que le travail de cette femme a été saboté; jusqu'à preuve du contraire cette hypothèse reste à envisager même si elle n'est pas la seule. Et nous aussi, les hommes, pouvons connaître ce genre de situation. Il serait intéressant de voir comment Daniel Kahneman réagirait, lui à qui tout semble réussir, dans une situation de possible malchance ou de possible sabotage.
Dès la fin de la première partie, le lecteur attentif se sentira déjà mieux armé pour répondre correctement aux tests proposés. Finalement, s'il ne tombe pas dans le panneau de l'heuristique en 3D, nul besoin pour cela d'être un artiste visuel. Il suffit de mettre en pratique ce que l'auteur a développé précédemment, de se demander, ce qui semblait moins évident au début: "Où est le piège"? Méfions-nous alors d'une trop grande assurance dans notre lecture et voyons l'ouvrage comme une occasion de tester ce qu'il nous apprend. L'avons-nous bien interprété ou nous livrons-nous à une extrapolation hors de propos? S'il peut paraître réducteur d'expliquer une orientation politique par une préférence affective, au risque de retomber dans une dichotomie primaire entre objectivité et subjectivité, une telle explication a néanmoins démontré ses fondements, sa pertinence, à travers de nombreux exemples. Saisissons donc l'opportunité qui nous est donnée d'apprendre à devenir plus rationnels.
A cette fin, déplorons que l'auteur n'ait pas consacré davantage de pages à définir plus précisément le concept de hasard, autre pilier de la compréhension des biais cognitifs. Il nous laisse ainsi le soin, par déduction, d'identifier les événements aléatoires comme une absence de causalité non pas dans l'absolu mais dans la limite des informations dont nous disposons. Le hasard, c'est une cause inconnue, complexe, qui nous échappe. Nous devons effectivement admettre son éventualité en l'absence de preuve et, selon le contexte, l'opportunité de prolonger une enquête ne se justifie pas toujours. La relative omission autour de ce problème dans le livre s'explique par le fait que ni la psychologie, ni les statistiques ne suffisent à cerner la nature et le fonctionnement de la chance ou de la malchance. Il s'agit d'un autre domaine d'étude à part entière, référence incertaine plutôt que partie intégrante de la psychologie cognitive.
Le biais de l'ancrage et son analyse révèlent des présupposés, côté scientifique, dont la perspective nous inviterait, en retour, à nous livrer à une psychologie des psychologues. Car leurs observations suite aux expériences déjà menées contribuent à dessiner un horizon d'attente susceptible de conditionner leurs expériences futures. Ce qu'ils attendent de nous en viendrait même à prendre le pas sur leur absence de préjugés. Eux-mêmes concluent au déterminisme de l'environnement, comment échapperaient-ils à l'ancrage que constitue leur milieu universitaire, sinon par une prise de conscience dont l'énoncé n'apparaît pas dans le livre? Nulle part l'auteur n'envisage la possibilité, à son niveau, de se retrouver en position de victime de ses propres idées reçues au sujet des personnes qu'il étudie et de leurs réactions. Pourquoi le ferait-il, du reste, puisque tout lui donne raison?
Dans un cercle vicieux, le contexte perdure et se reproduit à travers la validation des expériences qui, de statistiques en tentations normatives, finissent par se comporter en pressions sur les individus pour les obliger à se conduire de manière moins rationnelle. Il ne faut pas oublier que l'environnement humain résulte d'une longue construction inconsciente, affectant jusqu'aux cercles les plus savants. D'où un fatalisme, même raisonné, du psychologue dans sa vision de l'individu en général mais pas dans le regard qu'il porte sur sa propre condition d'observateur statisticien. D'où aussi un développement absent du chapitre consacré au biais des ancres, développement qui aurait pourtant gagné à y figurer, afin de souligner l'absence de méthode caractérisant toute estimation mémorielle effectuée à partir d'un ancrage aléatoire, que cette estimation demande ou non un effort délibéré.
A l'échelle concrète de la vie quotidienne, la rationalité défaillante de la nature individuelle serait moins en cause que celle de l'argent, ou plus exactement du caractère arbitraire du lien établi entre l'argent et les marchandises dont ce dernier représente la valeur. En l'absence de méthode, le constat s'impose également à toute quantité appréhendée avec incertitude et approximation: distance, durée, vitesse, température, etc. non seulement à cause de notre part de rationalité fragile, dont l'auteur a raison de souligner le danger, mais aussi à cause de ce que l'expérience en général et l'expérience psychologique en particulier nous éloignent d'une approche mesurée, fondée, motivée, dans la résolution d'un problème faisant appel à une notion d'équivalence entre deux domaines différents. Pourquoi? Parce que l'expérience psychologique se manifeste elle-même comme un effet d'ancrage, dans l'intimidation du sujet supposé profane face au meneur de l'étude légitimé par son statut et par ses diplômes, aussi involontaire que soit cette intimidation.
Ainsi scolairement conditionnés, même les spécialistes se retrouvent en position de trahir des réponses infantiles, en rapport avec un environnement d'infantilisation plus global, caractérisé par l'absence de méthodes pour calculer des vitesses ou des prix, ou par l'ignorance de ces méthodes quand elles existent. Toute personne confrontée au questionnaire d'une étude psychologique devrait envisager l'option consistant à refuser d'y répondre, ou à se reconnaître dans l'incapacité de le faire faute de référence, d'appui satisfaisant. Car toute interrogation suscitant des réponses non rationnelles ne peut qu'en conclure au manque de rationalité de l'individu. C'est d'ailleurs ce qu'elle vise. En focalisant notre attention sur nos propres défaillances, d'un côté elle nous rend service mais de l'autre elle détourne notre attention des aberrations présentes non plus à notre niveau individuel mais au niveau collectif, y compris celui de la soi disant autorité, fût-elle illégale, illégitime et autoproclamée, du pouvoir relationnel, politique et financier, dans ses pires travers et ses pires abus.
Rendons justice à l'auteur qui a quand même pris le soin de nous alerter sur les méfaits de la communication de masse véhiculée par les grandes enseignes commerciales. En revanche il s'est bien gardé de fustiger l'absurdité du colonialisme et de l'impérialisme, hors sujet qui démontrerait cependant les limites de la psychologie dans la compréhension des dérives qu'il serait bien réducteur, pour ne pas dire faux, d'imputer à la seule nature individuelle. Le problème humain reste un problème collectif. Dans cette optique, le social mérite la stigmatisation plus que l'individu, ce qui ne dispense pas ce dernier d'assumer ses responsabilités. Le monde se présente à nous comme une injonction, celle de payer le prix de nos actions, aussi sommes-nous libres car autrement nous ne pourrions être ainsi tenus pour responsables. La science psychologique, à bon droit, nous enseigne à quel point le contexte nous conditionne et s'attaque parfois à notre libre arbitre. A nous de défendre ce dernier, de prouver qu'il existe, en tirant de cet enseignement les leçons qui s'imposent.
Reconnaître par exemple, à propos des effets d'ancrage, que le plafond d'indemnisation exigible par les victimes sert les grands groupes autant qu'il dessert les petits, montre que la même loi appliquée uniformément produit dans certains cas l'effet pervers d'une justice à deux vitesses, d'un monde à deux vitesses non plus au sens propre mais au sens figuré autant que péjoratif. Puisque les grandes négociations ne se comparent guère aux petites, la menace de quitter la table face à une première offre trop élevée, stratégie préconisée par l'auteur, tient d'autant plus quand les enjeux s'élèvent que cette stratégie s'effondre une fois ramenée au commerce de rue et à son marchandage. Preuve que le pouvoir de nuisance d'une organisation, induisant une plus grande violence dans les réactions de part et d'autre, est proportionnelle non pas au manque de rationalité de l'individu mais à l'importance quantitative que prend cette organisation au fur et à mesure de son développement. L'autocritique, sujet du livre, et la critique du monde, hors sujet, doivent se compléter pour nous rendre plus forts.
Attention aux interprétations téméraires pouvant résulter, à notre niveau de lecteurs, d'une assimilation trop rapide des conclusions de certains chercheurs, comme celle de l'article "Depression and reliance on ease-of-retrievial experiences" de Rainer Greifender et Herbert Bless, expliquant par l'absence de dépression la facilité à "suivre le mouvement". Une personne vigilante n'est pas dépressive pour autant. De même, à la formulation: "Ces derniers temps, elle a regardé trop de films d'espionnage, donc elle voit des complots partout", on ne manquera pas de rétorquer que l'existence des films d'espionnage ne prouve pas l'inexistence des complots. Voir Kurt Kobain: "Ce n'est pas parce que vous êtes paranoïaque que personne ne vous court après". Et, par ailleurs, quoi qu'en disent loi des petits nombres et loi des grands nombres, moins les élèves sont nombreux dans une classe, mieux le suivi personnalisé de chacun fonctionne.
Prenons le cas des politiques environnementales évoquées dans le chapitre 13 sur les rapports entre risque et disponibilité, suite à l'affaire Love Canal. Les inquiétudes du grand public n'ont pas toujours une origine purement subjective, car quand des déchets susceptibles de polluer les cours d'eau sont reconnus, à la base, comme toxiques, il s'agit bien d'une donnée objective. Le débat autour des effets de l'écho médiatique sur l'opinion concerne bien la psychologie, par contre cette dernière occulte le danger dans sa dimension concrète. Les mesures destinées à soustraire l'environnement et la population à toute toxicité doivent être appliquées quoi qu'il en soit et aussi coûteuses soient-elles, sinon les gouvernements, sous la pression de tel ou tel lobby financier pouvant corrompre la communauté scientifique, ont le champ libre pour nous faire admettre l'inadmissible. Cet effet pervers, pourtant d'une évidente plausibilité, n'a pas été mentionné. Un bon point cependant, l'auteur reconnaît aux non spécialistes la pertinence d'introduire des distinctions nuancées (accidents subis / accidents provoqués) là où les statisticiens se bornent à considérer des chiffres (nombre de morts / nombre d'années vécues).
Le chapitre 14 sur la spécialité de Tom W. risque d'être, plus que les chapitres précédents s'il doit y en avoir un, le moment du livre où le lecteur va décrocher des tests et des questions. En tout cas c'est ce que nous devrions tous faire, car poser un problème de probabilités, le domaine d'études de Tom W., sans fournir aucun taux de base sur les filières universitaires, relève de l'absurdité. Il n'existe a priori aucune contre-indication valable à réagir intuitivement dans une situation intuitive. Il n'en va pas de même quand nous avons besoin d'informations utiles au raisonnement et au calcul. Certains questionnaires psychologiques se présentent comme des opérations dont seraient absentes les données requises par le résultat correct.
En même temps, l'étude d'un cas isolé ne saurait se réduire à une approche statistique. Cette dernière ne peut répondre que dans la limite des chiffres pertinents. Compte tenu des proportions d'effectifs, il y a plus de chances que Tom W. se retrouve inscrit dans le département le plus fréquenté, indépendamment de sa personnalité, dont nous savons par ailleurs trop peu pour en tirer des conclusions cliniciennes. Aucun rapport concluant, de prime abord, entre le caractère d'un individu décrit dans les grandes lignes et la profession qu'il exerce ou qu'il se destine à exercer. Sur ce point l'ouvrage a raison à 100%.
Contrairement à ce que le psychologue attend de nous dans sa volonté de révéler nos biais cognitifs, refusons de répondre intuitivement à des questions de chiffres. Posons plutôt l'opération. Non qu'une approche intuitive soit forcément fausse, mais sa marge d'erreur augmente avec la propension de l'énoncé à solliciter le raisonnement. Toute la démarche de l'auteur se légitime par l'expérience et par l'intention louable de nous faire prendre conscience des faiblesses de notre psychologie. Mais comment en retirerions-nous un enseignement quelconque, sinon en apprenant à utiliser nos Systèmes 1 et 2 d'une façon plus appropriée?
D'où une utilité, au début, à foncer tête baissée dans les questionnaires. Ainsi nous réalisons l'ampleur du piège, et à quel point nous offrons prise à la manipulation. Ensuite, reconnaissons encore l'absurdité qui consiste à provoquer l'intuition là où la raison s'impose de préférence, ce qui n'exclut aucune aide intuitive à la raison. Nous généralisons à partir d'un cas particulier, ou nous tirons des statistiques des conclusions hâtives sur les individus, sauf quand ces conclusions remettent en cause l'estime que nous accordons à notre probité.
Autant nous éprouvons des difficultés à intégrer le concept de régression vers la moyenne, autant, si nous y parvenons, se profile un autre danger: celui de tout expliquer par ce concept et de rejeter systématiquement toute causalité. La recherche sérieuse des causes demande tout autant d'efforts. Là où l'auteur mérite les applaudissements, c'est quand il a le courage de s'attaquer à l'excès de confiance en soi qui nous affecte tous, y compris les experts. "Les experts s'en sont moins bien tirés que s'ils s'étaient contentés d'assigner des probabilités à chacun des résultats potentiels. Autrement dit, des gens qui passent tout leur temps à étudier un sujet particulier et gagnent ainsi leur vie, fournissent des prédictions moins sûres que ce qu'obtiendraient des singes en tirant des fléchettes au hasard" (page 265). Ce à quoi l'on pourrait aussitôt ajouter: face à leur échec, ils s'en prennent à la malchance, toujours talentueux quand les faits semblent leur donner raison, toujours victimes du mauvais sort quand ils ont tort.
Notons quand même que l'argument se retournerait contre lui s'il accordait un crédit aveugle à son propre domaine car, en tant que psychologue, il dispose aussi d'une expertise hautement compétente. Sa conviction, statistiquement éprouvée, que l'être humain tend toujours à se comporter de la même manière dans tel type de situation, voir par exemple la dilution de la responsabilité en cas de non assistance à personne en danger, risque de le faire basculer dans une psychologisation de la sociologie, dans une vision essentialiste de la nature humaine au détriment des changements historiques et du détail conjoncturel significatif ou, pire encore, dans une présentation normative des tendances observées, fataliste jusqu'à l'obstination quant à l'égoïsme supposé des individus. Pour ne pas avoir tort, il nous interdirait presque de faire preuve de civisme. Quand il veut nous réduire aux résultats de ses expériences alors que la vie et la mort d'autrui sont engagées, prouvons-lui qu'il a tort en redoublant d'altruisme, tous autant que nous sommes.
Quid de son autocritique et de sa méfiance quant à la valeur des prévisions? Il a raison d'ironiser sur les expertises boursières, mais ferait tout aussi bien de balayer devant sa porte, dans la mesure où il donne parfois l'impression de n'avoir observé les comportements qu'auprès de populations ciblées, toujours plus ou moins les mêmes, soit des Américains aisés, sans lucidité particulière du fait de leur éducation inconsciemment ethnocentriste, soit des soldats israéliens, parfois conquérants et trop sûrs d'eux, voire d'une cruauté avérée mais passée sous silence, occultée tout autant que l'hypothèse plausible selon laquelle les peuples vainqueurs de l'Histoire, aussi intelligents et subtils que puissent paraître certains de leurs avocats, représentent au fond la tranche la moins glorieuse de l'humanité.
Toute prétention à l'universalisme érigée à partir d'un modèle culturel spécifique tombe à plat, mais l'humanisme, qu'il soit américain, britannique, français, judéo-chrétien ou autre, s'efforcera toujours d'imposer sa propre souche éducative comme une référence globale. Daniel Kahneman en connaît peut-être un rayon sur le monde arabo-musulman ou sur la diversité des tribus africaines, mais dans ce cas il n'en a rien laissé transparaître. Peut-être aussi, comme chacun d'entre nous, ignore-t-il plus qu'il ne sait et répugne-t-il à reconnaître sa propension à commettre des erreurs.
Déjà se profile la cohorte d'étudiants malléables, d'éducateurs panurgistes, de thérapeutes consensuels et de managers lourdingues qui vont, tête baissée, ou bien le rejeter en bloc sans une once d'intelligence, ou bien crier au chef d'aeuvre absolu après avoir lu "Système 1 / Système 2", attachés à la promotion d'un nouvel esprit de chapelle, obtus et dogmatique, fasciné par sa propre méthodologie ou pas, puisque "le monde est imprévisible". Soyons justes et anticipons les mauvaises interprétations de ce que ce livre, en d'autres mains, apporterait de bon. Mieux, afin de couper court à tout procès d'intention déplacé jusqu'à preuve du contraire, allons jusqu'à invoquer la présomption d'innocence, innocence toute relative dès lors qu'il s'agit de sonder les arcanes de notre pensée.
Au moment d'aborder les algorithmes comme méthode d'évaluation, certaines précisions auraient pu rendre le propos plus convaincant en l'affinant. D'autres remarques, superflues, auraient mieux fait de disparaître. Contrairement à ce que laisse entendre le chapitre dédié, la prise en compte d'un grand nombre de paramètres n'implique pas toujours un jugement purement subjectif. La complexité n'interdit pas l'objectivité. L'argument selon lequel ladite complexité aurait pour conséquence d'étouffer la fiabilité d'une estimation ne tient que dans le débat réducteur opposant les statistiques à l'intuition pure.
Au fond, peu importe qu'un algorithme soit d'une simplicité enfantine ou élaboré jusqu'à l'épuisement. Ce qui compte, c'est la pertinence des paramètres. Les compétences techniques d'un candidat compteront toujours car la réalisation d'un objectif quel qu'il soit engage un savoir et un savoir-faire. La prise en compte de la personnalité, quant à elle, se voit sujette à caution. La sphère personnelle n'est pas professionnelle. On y attache trop d'importance là où il ne faudrait pas, jusqu'à l'intrusion. Rappelons que des lois protègent encore la vie privée, heureusement.
Dès lors que, par un accord contractuel sur la base de missions clairement définies, il apparaît que la personnalité ne s'affirmera pas de manière contre-productive mais susceptible, selon toute éventualité, d'apporter une valeur ajoutée, seules les compétences doivent rester, non le profil, sauf réduit au strict minimum acceptable: bonne présentation, attitude correcte et respectueuse dans la réciprocité, élocution correcte dans les métiers de communication verbale et, bien entendu, aptitude à honorer les termes du contrat. Les résultats obtenus valideront ou non le choix opéré, à condition de faire la part entre la responsabilité de l'employé, d'une part, et l'ensemble des facteurs extérieurs, d'autre part: conjoncture économique, santé du secteur, équilibre entre l'offre et la demande, implantation et importance de la concurrence, probité de la clientèle, des confrères, des collègues et des patrons, entre autres éléments dont la part d'indétermination restante constituera ce qu'il convient alors d'appeler la chance.
A moins d'apporter la preuve d'une faute professionnelle, l'employeur devra laisser à sa recrue le bénéfice du doute. Or, ce que le management commercial a tendance à faire et qu'il faut dénoncer, consiste à culpabiliser systématiquement les commerciaux de terrain sans jamais se plier à l'effort d'une analyse contextuelle, politique d'autant plus inadmissible quand les agents, payés à la commission donc au lance-pierre, esclaves des temps modernes, se présentent comme de simples mandatés, autrement dit des travailleurs indépendants, qui n'ont en principe aucun compte à rendre. Exigez un salaire sinon rien, et dites à votre hiérarchie que si elle n'est pas contente, elle n'a qu'à engager une procédure, ce que ne vous manquerez pas d'envisager de votre côté. La profession doit servir notre vie, non l'inverse.
"Supposons qu'il vous faille engager un commercial pour votre entreprise" (page 280). Encore faut-il avoir une entreprise. L'auteur ne s'adresserait-il qu'à un lectorat relativement privilégié? Si c'était le cas, il devrait craindre que son discours ne parvienne à d'autres curieux moins nantis, qui pourraient le retourner contre lui. Donc acte. Combien d'aspects recommande-t-il d'intégrer à ses algorithmes? "N'en faites pas trop, six est un bon chiffre". Voilà une affirmation sans valeur démonstrative. Peu importe le nombre, encore une fois, puisqu'il y a toujours intérêt à connaître les données en rapport avec le domaine concerné. En ce sens, plus la grille sera complexe, plus grande ressortira la précision de l'analyse.
Laissez tomber les considérations d'ordre strictement privé, car non pertinents, et concentrez-vous sur les compétences, car incontournables. Plutôt qu'une approche grossière de la psychologie et de la technique, ne gardez de la première que ses incidences professionnelles, et détaillez la seconde autant que possible. Un algorithme simple présente autant les avantages de la maniabilité que les inconvénients cumulés du Système 1 et du Système 2, soit la facilité de l'intuition et la paresse du raisonnement, quand l'intuition se satisfait d'elle-même ("Six est un bon chiffre") et que le raisonnement s'arrête à mi-chemin ("N'en faites pas trop"). Rien de plus facile que de tomber dans son propre piège, la preuve.
Des preuves, en voici une autre: "Quand on leur demande s'ils préfèreraient manger une pomme bio ou produite industriellement, les gens disent qu'ils choisiraient la pomme "entièrement naturelle". Même quand on leur explique que les deux fruits ont le même goût, la même valeur nutritive et qu'ils sont tout aussi sains, une majorité continue à préférer le fruit bio" (page 275). Et cette majorité a probablement raison, car celui qui pense au goût, à la valeur nutritive et à la santé ne devrait pas oublier les répercussions de l'industrie sur l'environnement, ni la conscience écologique du consommateur envers et contre cette même industrie qui le tient en otage. On peut se demander pour qui travaille vraiment un scientifique se laissant aller à des conclusions aussi simplistes, d'ailleurs hors sujet, autour d'un enjeu majeur, notre nourriture, dont l'étude mérite des ouvrages deux fois plus épais que le sien, à charge contre une économie polluante et destructrice. Ceci dit, on sait pour qui il travaille: pour Obama, dont les principaux concurrents, à sa décharge, ne sont pas plus écolos que lui.
Voilà une autre preuve: "Une personne rationnelle investira une forte somme dans une entreprise qui a toutes les chances d'échouer si les bénéfices associés à un succès éventuel sont assez importants, sans se leurrer sur les chances du succès en question" (chapitre 18, page 235). Cette conviction plus que téméraire repose sur des bases fragiles, car ne prenant en considération qu'un nombre trop limité de caractéristiques conjoncturelles pertinentes: la somme investie, le risque d'échec et le bénéfice potentiel, là où il faudrait aussi inclure le capital restant et les autres sources de revenu par ailleurs (salaire, patrimoine, gains divers) compensant par avance les pertes.
Primo, un risque supérieur au bénéfice, avec plus de chances de perdre gros que de gagner plus, alertera et dissuadera tout investisseur sensé, même si le monde des affaires souffre de la mauvaise réputation que lui confère son lot de flambeurs et de décideurs incompétents autant que vaniteux. Secundo, la formule en citation supra peut vous mener à la ruine si vous n'avez pas les épaules assez solides. Un tel entrepreneur ne serait pas une personne rationnelle mais une personne débile ou un pauvre pigeon.
Des algorithmes simples, oui, quand il faut agir vite et que des vies sont en jeu, comme dans une maternité. Mais quand on a le temps, il vaut mieux le prendre et discerner le danger avec davantage de subtilité. Jamais un ami qui vous veut du bien ne vous encouragera à préférer le risque à la sécurité, sauf en cas de nécessité absolue. De quoi avons-nous les preuves à travers ces citations? De ce que l'ouvrage lui-même s'efforce de démontrer par ailleurs, à savoir que les experts, motivés par une trop grande confiance en soi, en viennent à proférer des absurdités dans leur spécialité ou dans des spécialités qui leur sont étrangères.
Pour sa défense, les pronostiqueurs qu'il contredit sont bien pires que lui. "Dans le modèle rationnel de l'économie classique, les gens prennent des risques parce qu'ils pensent avoir la chance de leur côté - ils acceptent la probabilité d'un échec coûteux parce que la probabilité de réussite est assez importante. Nous avons proposé une autre idée" (page 305). Oui, vous avez proposé une autre idée certes moins mauvaise page 235 mais insuffisamment fondée, au final parfaitement absurde. Ce n'est pas parce qu'ils ont tort page 305 que vous avez raison page 235.
Somme toute, il y a simplement lieu de corriger un excès au regard d'une intention plutôt louable. "Chaque fois qu'il est possible de remplacer le jugement humain par une formule, nous devrions au moins l'envisager" (page 281). Soit. Mais rien n'interdit de mettre les deux en balance, ni de complexifier les formules afin de minimiser la marge d'erreur. Les experts peuvent s'améliorer, même si leurs prestations reviennent plus cher que des méthodes parfois trop lapidaires pour honorer une démarche psychologique nous incitant, dans les situations critiques, à réfléchir avant d'agir et, ce, à juste titre.
Attention à certains effets pervers pouvant découler d'une mauvaise appréhension des enseignements quant à la nature du jugement intuitif. Nous savons que les situations qui ont suscité notre peur nous amènent à redoubler de vigilance quand nous revenons sur le lieu d'une agression ou d'un accident. De ce point de vue, il est possible d'en déduire que la peur possède des vertus formatrices. C'est d'ailleurs, par images et vidéos interposées, l'une des méthodes employées dans les stages de sensibilisation à la sécurité routière. Ce cas de figure mis à part, si les chocs et traumatismes subis ont parfois valeur d'expérience, les méthodes de management fondées sur la provocation de la peur constituent une dérive qu'il vaut mieux contrecarrer. Ne pas confondre leçon de choses et abus de position hiérarchique.
Voilà l'exemple typique d'un non-dit, résultant d'une extrapolation facile à laquelle pourraient se livrer des personnes mal intentionnées qui prendraient connaissance de ce livre. Elles ne l'ont d'ailleurs pas attendu. De telles méthodes d'intimidation existent dans les entreprises, appliquées par des chefs dénués de scrupules et pertinemment conscients du pouvoir de la peur sur l'intuition, de l'emprise qu'ils exerceraient sur leurs employés par ce biais afin de les conditionner à leur guise. L'auteur, pour avoir travaillé avec des militaires, n'ignore sans doute pas l'aberration que constituent de telles pratiques. Bien sûr, il ne peut avoir pensé à tout au moment de rédiger ses chapitres. La rigueur du développement et la clarté du propos exigent de suivre un fil conducteur, de ne pas se perdre en digressions. Mais, puisqu'il a évoqué le chien de Pavlov conjointement à ses réflexions croisées au sujet de l'intuition et du rôle de la peur, il aurait pu profiter de l'occasion pour régler leur compte, d'une pierre deux coups, aux adeptes de la cruauté disciplinaire.
Au lieu d'opposer vision interne et vision externe, il faut les conjuguer. Le statisticien ne se met à dos médecins et avocats que dans la mesure où, volontairement ou pas, il alimente l'impression de vouloir liquider toute approche clinicienne et toute étude des singularités, toute expérience de terrain, toute pertinence du jugement humain en la matière. Le but des algorithmes n'est pas de se déconnecter de la vie, ce que leurs partisans devraient mettre plus de zèle à souligner. L'ajustement des statistiques en fonction du cas qui se présente en temps réel, et de tout ce qui pourrait le différencier de sa catégorie de référence, a d'ailleurs été évoqué à propos de la méthode visant à minimiser l'erreur de prévision: "Se servir d'informations particulières au projet envisagé pour ajuster la prédiction de base" (page 304).
Partant de ce constat, toute formule devrait se confronter à la mise en place d'une contre-procédure visant à essayer de démonter point par point chacun des critères invoqués dans l'analyse, à en rechercher systématiquement les failles ainsi que les éléments contradictoires internes ou externes sinon présents dans la situation, du moins susceptibles de le devenir. Même une bonne méthode incite à une trop grande confiance en soi et nous éloigne de l'humilité nécessaire à la conscience de nos erreurs. Allons plus loin et proposons statistiques + ajustement + étude clinique approfondie + intuition + leçons du passé + tentative de définition des aspects aléatoires + contre-méthode.